André – 1
Le froid le réveilla. Le froid ou la toux qui le secouait. Il prit lentement conscience de la présence de Jana contre lui. Du corps de Jana, plutôt, car le froid venait d’elle, si douce, si tiède quelques heures plus tôt. Il se mit à pleurer, oubliant la mort qui allait venir pour songer seulement à celle de sa compagne de quelques jours.
Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt, tant la lumière était violente. Juste au-dessus d’eux se trouvait une boule de feu bien plus vive que mille tubes lumineux. Le soleil… Il sentait maintenant sa chaleur sur ses paupières et détourna la tête.
Il aurait voulu continuer à dormir en serrant Jana contre lui jusqu’à ce que la mort vienne aussi le délivrer d’une vie qui lui était subitement devenue intolérable, mais sa vessie le tourmentait et il ne pouvait souiller le corps de Jana. Il se dégagea doucement, aussi délicatement qu’il le pouvait, de l’étreinte glacée et fit quelques pas mal assurés pour aller arroser le sol à distance respectueuse de l’Éboueuse.
À part cette toux, il se sentait bien. La Maladie ne l’avait pas encore vraiment affaibli. Il décida de profiter de ce répit pour offrir une sépulture convenable à Jana.
Il s’approcha de la déchirure dans le tube de métal et vit qu’il ne se trouvait qu’à un mètre d’un sol irrégulier couvert de terre et de cailloux. Il retourna chercher Jana et la transporta au bord du tube, puis descendit sur l’éboulis.
Il se mit à creuser. Il n’avait que ses mains et son couteau, mais ce n’était pas la première fois qu’il devait travailler sans outils. Il se souvint d’un effondrement lors duquel il avait réussi à se frayer un passage, ou au moins à en ouvrir un à l’air frais… Cette fois, l’air ne manquait pas, c’était le moins qu’on puisse dire.
Il se sentait de plus en plus faible et dut s’interrompre plusieurs fois, pris de frissons et en même temps couvert de transpiration. Cependant, il finit par dégager une fosse peu profonde, assez grande pour y coucher délicatement Jana. Il commença à entasser sur elle un mélange de cailloux et de poignées de terre faisant peu à peu disparaître son corps.
Il s’arrêta. C’était la fatigue et la Maladie qui lui alourdissaient les bras, qui le faisaient chanceler à chaque instant, mais aussi le fait qu’il ne pouvait se décider à recouvrir le visage de l’aimée. Ce serait la séparation définitive.
Enfin, le regard brouillé de larmes, il posa la musette de l’Éboueuse sur son visage et commença à la recouvrir de terre avec des gestes très doux, comme des caresses.
On ne voyait plus le corps, sinon comme une forme vague. Ce n’était pas suffisant : il y avait des animaux à la surface, il se souvint l’avoir lu. Des animaux qui se nourrissaient de chair morte. À cette idée, son estomac se souleva et il fut pris de haut-le-cœur qui le laissèrent presque sans force. Il s’effondra à côté de la tombe.
Quelques minutes ou quelques heures plus tard, un peu de ses forces lui revinrent. Pas assez pour se lever, au début, mais suffisamment pour qu’il se remette à entasser des blocs de pierre qu’il poussait ou faisait rouler, car les soulever dépassait ses capacités.
La tombe était devenue un monticule et il faudrait un gros animal, au moins aussi fort qu’un homme adulte, pour déranger le repos de Jana. Il ne savait pas s’il y avait des bêtes de cette force à la surface, et il était convaincu d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir. Il resta un moment immobile, agenouillé près de son aimée, puis se releva lentement.
Il frissonnait de plus en plus, et toussait en longues quintes qui lui secouaient douloureusement la cage thoracique. La Maladie était là, et la mort toute proche.
Mais la surface n’était pas loin, et une étincelle de curiosité brûlait en lui. Il n’aurait pas fait tout ce chemin, subi toutes ces épreuves pour mourir sans avoir au moins vu à quoi ressemblait cette surface légendaire.
Il leva les yeux vers la déchirure dans la voûte. Il avait peur d’affronter le soleil, mais s’il faisait toujours affreusement clair, la boule de feu ne brillait plus au-dessus de sa tête.
Rassemblant toute l’énergie qui lui restait, il se mit à escalader l’éboulis.
Le temps semblait s’être arrêté pendant que l’ordinateur cherchait l’identité des immunisés. Cela ne prit en fait que quelques secondes, mais ni Dominique, ni Martine, ni les autres n’osaient regarder l’écran. Ils détournaient les yeux, se dévisageant mutuellement, reculant d’autant le moment où ils sauraient.
« Et si c’était moi, se disait Martine… Si j’étais une immunisée naturelle ? J’aurais pu rester dehors et vivre une vie normale. Dans la tourmente, bien sûr, et je n’aurais peut-être survécu que quelques mois ou quelques années à la catastrophe, mais je ne serais pas devenue cette sorte de fantôme du passé que sont tous les habitants du Secret. »
Les autres devaient avoir le même genre de pensées. Ou alors… « Et si je suis immunisée ? Que vais-je faire de ce privilège ? Je suis trop âgée pour avoir des enfants à qui le transmettre. Trop âgée aussi pour aller me mêler à la vie brutale des sauvages, là dehors. Sentir à nouveau la caresse du soleil sur ma peau… Oui. Et le vent… Et le parfum des fleurs ou de l’heibe coupée… Mais pas les hurlements, la brutalité ! Sans compter toutes les maladies banales auxquelles nous ne sommes plus habitués. »
— Jamais je n’oserai sortir !
Elle se rendit compte à un mouvement de Dominique qu’elle venait de parler tout haut.
— Moi non plus, fit-il.
Ce fut comme un signal libérateur. Et pourtant, Martine comprit à ce moment que les dizaines d’années vécues dans le Secret les y avaient emprisonnés plus sûrement que la menace de la Maladie. Elle réussit cependant à chasser cette idée démoralisante pour se pencher avec les autres sur les lettres lumineuses de l’écran.
— Paul ! s’exclama-t-elle. Il était immunisé, il n’avait rien à craindre de la Maladie.
— Il n’en savait rien lorsqu’il a construit l’Abri, fit remarquer Rokart. Vous vous attendiez à une guerre, à des destructions, des retombées atomiques, mais pas à cette peste artificielle.
Martine ne répondit rien, mais une pensée fugitive la traversa : Paul avait toujours tout prévu, tout su à l’avance. Était-il possible que cette fois, cette fois seulement, il eût été ignorant ?
Évidemment ! À moins d’avoir été lui-même à la source de la Maladie. Il était riche et puissant, jadis, contrôlant des dizaines d’entreprises. Elle avait été son adjointe dans cette vie antérieure et les connaissait toutes. Elle fit appel à ses souvenirs, les passa en revue. Non, il n’y avait aucun laboratoire médical ou pharmaceutique dans la panoplie de tout ce qui avait appartenu à Paul.
C’était stupide. Elle n’était tout de même pas devenue une vieille fille superstitieuse ! Paul avait eu la chance de posséder les gènes d’immunité sans le savoir. C’était tout ce qu’il y avait à retenir.
— Et Olivier ? demanda-t-elle.
Le fils de Paul avait peut-être hérité des mêmes gènes, mais son nom n’apparaissait pas sur l’écran.
— Nous n’avons pas fait de prélèvements sur tous les membres du Secret, mais nous allons vérifier…
D’autres informations apparurent sur l’écran. Il n’y avait que des numéros d’échantillons, sans plus de précisions sur l’identité des donneurs.
— Chez les Survivants aussi, il y a quelques immunisés. Ils appartiennent à deux lignées génétiques différentes au moins.
— Il faudra en savoir plus. Ce sont des gens qui pourraient retourner à la surface sans problème.
— Sans risquer de mourir de la Maladie, dit Dominique. Mais sans problème, je crois que c’est aller un peu vite en besogne. Ils auront besoin d’un long moment pour comprendre, puis se faire à l’idée de vivre différemment : ils ont presque oublié l’existence de la surface, eux.
À la manière dont il avait insisté sur le dernier mot, Martine comprit que tout en relevant la différence qu’il y avait entre les Survivants et les gens du Secret, il voulait leur faire comprendre que s’ils n’avaient pas oublié la surface, ils n’étaient pas prêts à y remonter.
— Paul va mieux ? demanda Martine.
— Il a encore besoin de beaucoup de repos, mais il est hors de danger… pour quelques semaines ou quelques mois.
Le ton de Rokart se voulait rassurant, mais il était clair que pour lui, le Patriarche n’en avait plus pour bien longtemps à vivre.
— Il faudra le mettre au courant.
— On devrait attendre de savoir à quoi s’en tenir pour Olivier, suggéra Dominique.
— Je vais aux caissons cryos, dit Yolande en se levant. Le plus tôt nous saurons, le mieux ce sera.